Patrick Garcia
Patrick Garcia/Vikerkaar
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Vikerkaar
Vikerkaar 4-5/2006
2006-07-03
Politiques de la mémoire
Depuis la fin des années 1970, la "mémoire" s'est trouvée dotée d'une légitimité nouvelle -- scientifique et sociale -- et les historiens, notamment ceux qui travaillent sur les périodes récentes, sont régulièrement confrontés aux porteurs de mémoire, qu'il s'agisse des militants régionalistes qui réfutent une histoire dite jacobine C'est-à-dire écrite d'un point vue centralisé qui privilégie le national. C'est-à-dire écrite d'un point vue centralisé qui privilégie le national. ou bien encore de ceux qui s'expriment au nom des victimes engageant, au nom de mémoires différentes qui ont en commun d'avoir été occultées, une véritable "concurrence des victimes" Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997. appelant une reconnaissance solennelle et publique, voire gouvernementale ou parlementaire en matière d'histoire ou de mémoire. Voir par exemple les vifs débats autour de la loi le 23 février 2005 qui reconnaît dans son article 4 "le rôle positif de la présence française outre-mer", article finalement retiré à l'initiative du président de la République.
Mais avant d'analyser la scène contemporaine et l'encombrement mémoriel qui la caractérise, il convient de revenir sur la façon dont l'histoire a été gérée précédemment.
I/ Un modèle et sa subversion
1/ Un modèle mémoriel
/XML/infobox/eurohistoriesbox.htmDu fait des rejeux de la Révolution française tout au long du XIXe siècle et de l'instabilité politique qui en a résulté, l'histoire a été, pendant toute cette période ainsi que pendant une large partie du XXe siècle, un enjeu stratégique. Écrire l'histoire a souvent constitué en France une autre façon de faire de la politique et nombre de politiciens, de Thiers à Jaurès, ont aussi été, à leurs heures, des historiens -- et non des moindres.
Cette caractéristique tient au statut dévolu à l'histoire par la gauche républicaine et particulièrement à celle de la Révolution française au sujet de laquelle Victor Hugo écrivait en 1875 :
Toutes les histoires sont histoires du passé... L'histoire de la Révolution est l'histoire de l'avenir. Victor Hugo, Actes et paroles, 1875.
Comment un passé peut-il être histoire de l'avenir ? Tout d'abord parce qu'on considère qu'il est porteur de conquêtes à venir, qu'il semble ouvrir des voies qui restent à explorer... En second lieu, parce qu'il indique aux yeux des républicains le sens même de l'histoire. Elle est le mouvement de la France dans sa marche vers le progrès.
Cette lecture du passé du point de vue de l'aval, du futur, caractérise alors la perception sociale du temps, le régime d'historicité propre à la modernité qui lie de façon très forte, pour reprendre les concepts de Reinhart Koselleck, champ d'expérience et horizon d'attente et qui s'impose à la fin du XVIIIe siècle. Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Traduction française, Paris, Editions de l'EHESS, 1990.
Quand, dans les années 1880 -- soit dix ans après la défaite devant la Prusse -- , les républicains parviennent à nouveau au pouvoir, la question du traitement de cette histoire et des mémoires qui lui sont liées se posent sous un jour nouveau. Il ne s'agit plus alors simplement de préserver un héritage permettant d'affirmer une identité spécifique dans le champ politique, de se prévaloir d'une tradition, d'un geste mais d'apparaître comme les artisans d'une synthèse nationale qui agglomère à la fois le passé du pays et la rupture révolutionnaire.
C'est sous les auspices de la recherche de ce consensus mémoriel que s'effectue la professionnalisation des historiens français dont l'enjeu est ainsi décrit en 1876 par Gabriel Monod, l'un des promoteurs de la réforme des études historiques :
Celui-ci fixe aux historiens le "devoir de réveiller dans l'âme de la nation la conscience d'elle même par la connaissance approfondie de son histoire. C'est par là seulement que tous peuvent comprendre le lien logique qui relie toutes les périodes du développement de notre pays et même toutes ses révolutions ; c'est par là que tous se sentiront les rejetons du même sol, les enfants de la même race, ne reniant aucune part de l'héritage paternel, tous fils de la vieille France, et en même temps tous citoyens au même titre de la France moderne. Gabriel Monod, "Progrès des études historiques en France depuis le XVIe siècle", éditorial fondateur de la Revue historique, 1876.
En d'autres termes, reprenant les efforts des historiens et des hommes politiques de la Monarchie de Juillet (1830-1848), il s'agit, par-delà la rupture révolutionnaire, date de naissance politique des Républicains, de rendre sensible, sous le registre du progrès, l'existence d'une continuité nationale qui agglomère l'ancien et le nouveau. La stabilisation de l'historiographie, sa codification se fixent donc comme objectif politique la réalisation d'un récit unitaire de la France dont on pense qu'il est la condition pour que cesse les retours de la guerre civile et que s'opère le redressement national.
Cette histoire, véritable "mémoire vérifiée" (Pierre Nora) est diffusée par différents vecteurs.
Le premier d'entre eux est l'histoire elle-même -- l'historiographie -- que l'on souhaite réserver aux seuls professionnels en instituant un cursus et des règles afin de déplacer le débat historique de la place publique vers les amphithéâtres des universités. Dès lors, ce qui contraste en France avec la période précédente, l'université délivre une parole autorisée qui se marque dans l'écriture même de l'histoire par l'emploi du pluriel de majesté ; un "nous" qui renvoie à l'ensemble de la communauté historienne et non plus au seul rédacteur du livre. En délivrant un récit établi au terme d'opérations critiques, l'histoire se distingue désormais de la simple opinion, des souvenirs des acteurs et devient un instrument de pacification mémorielle.
En second lieu, cette histoire est enseignée à l'école. Elle est au demeurant largement produite pour cela, comme le soutient, à de nombreuses reprises, le principal artisan de la réforme des études historiques et de l'enseignement de l'histoire : Ernest Lavisse. L'objectif de cet enseignement qui débute dans les plus petites classes et couvre toute la scolarité Conjointement avec la géographie. est clairement défini. Il s'agit que les enfants comprennent que :
[...] Nos ancêtres, c'est nous dans le passé ; [...] nos descendants, ce sera nous dans l'avenir. Il y a donc une ¦uvre française, continue et collective : chaque génération y a sa part, et, dans cette génération, tout individu a la sienne. Ernest Lavisse article "Histoire" in Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, 1885.
Cette insistance sur la continuité de la nation conduit, notamment à l'école élémentaire -- la seule qui soit alors gratuite et obligatoire --, à l'enseignement d'un récit unitaire français qui se déploie des Gaulois à nos jours. Ce roman national est ouvert. Chacun peut s'y intégrer puisque cette histoire nationale est, en définitive, récit du progrès et que par la culture du Grand siècle Le XVIIème siècle., les Lumières puis la Déclaration des droits de l'homme, la France semble parler de plain pied à toute l'humanité.
En troisième lieu, cette histoire est commémorée. Inscrivant la République dans l'héritage de la Révolution, les républicains adoptent, en 1880, le 14 juillet comme fête nationale. Ils réinvestissent le Panthéon Église Sainte Geneviève à Paris transformée pendant la Révolution en nécropole nationale. rendu au culte catholique depuis la Révolution pour y déposer les cendres des "grands hommes" à qui, selon la formule qui orne le fronton et qui date de la période révolutionnaire, "la patrie [doit] reconnaissante". Victor Hugo est le premier à y pénétrer en 1884. Plus généralement, la commémoration, qu'elle soit annuelle, qu'elleintervienne lors des grands anniversaires comme le Centenaire de la Révolution en 1889, ou bien encore qu'elle se cristallise autour de l'hommage rendu à un "grand homme", se réapproprie, comme la fête révolutionnaire avant elle, les gestes du religieux : procession, exorde, chant, reliques... Elle construit une mémoire sélective qui gomme le souvenir des affrontements. Ainsi, lors du débat parlementaire de 1880, la date du 14 juillet proposée comme fête nationale est censée évoquer la fête de la fédération -- qui peut passer pour un moment d'unanimité et de concorde -- et non la prise de la Bastille. Le calendrier commémoratif de 1889 sur lequel se caleront les anniversaires suivants se limite à la célébration des dates les plus consensuelles de l'année 1789 et ne fait exception que pour deux dates de 1792 : la bataille de Valmy -- première victoire française face aux coalisés -- et la proclamation de la République qui la suit, éludant ainsi le souvenir de la Terreur et de la guerre civile.
En ce sens, la commémoration organise aussi bien le souvenir que l'oubli. Elle évoque certes le passé mais d'abord pour parler aux hommes du présent de leur devenir commun. Qu'il s'agisse de commémoration ou d'histoire scolaire -- notamment à l'école primaire -- l'enjeu est d'abord de définir l'identité commune et de lier ensemble passé, présent et futur.
La mémoire des guerres : 11 novembre et 8 mai
L'épreuve des guerres du XXème siècle constitue un premier temps de transformation du dispositif commémoratif français.
C'est à la suite de la guerre franco-prussienne de 1870 qu'apparaît la première association se proposant de garder le souvenir des soldats tombés pour la patrie en élevant des monuments et en entretenant les tombes. À l'instigation de Xavier Niessen, un professeur alsacien qui a fui l'occupation allemande, l'association est fondée en 1887 et reconnue d'utilité publique en 1906. Il s'agit donc d'une initiative privée. Le même scénario se reproduit après 1918. Là encore, ceux sont les anciens combattants qui exigent l'érection de monuments à la mémoire de leurs camarades tombés pour la France et imposent la commémoration annuelle du 11 novembre comme l'ensevelissement du corps d'un soldat inconnu sous l'Arc de triomphe.
La célébration du 11 novembre innove dans le dispositif commémoratif de l'Etat républicain puisque le rituel introduit est d'abord un dispositif funéraire qui traduit le deuil et l'affliction et dans lequel la minute de silence fait figure, comme l'écrit l'historien Antoine Prost, de "prière laïque". Pour participer aux cérémonies, l'armée doit s'adapter et inventer une musique de circonstance : la sonnerie aux morts. De même dans chaque village l'appel nominal des morts renforce, s'il en était besoin, le caractère douloureux des souvenirs évoqués. Au reste, cette tonalité se traduit dans la symbolique des monuments élevés à cet effet. Si certains sont nettement patriotiques et montrent un soldat ou un coq gaulois écrasant une image symbolique de l'adversaire (un aigle, un casque), beaucoup insistent sur le deuil, les femmes en pleurs, les orphelins, la douleur. Certains même, beaucoup moins fréquents, sont délibérément anti-militaristes et clament leur haine de la guerre.
La commémoration du 8 mai 1945 est "calquée" sur la précédente. Le même rituel est adopté afin de bénéficier de la légitimité du 11 novembre et du consensus dont il est l'objet. La Seconde Guerre mondiale se prête moins, en effet, à la délivrance d'un message héroïque -- "les soldats-citoyens ont tenu" -- qui voisine avec l'expression du deuil le 11 novembre. Certes, il y a eu les morts nombreux de la bataille de France en 1940, puis l'épopée des Forces françaises libres venues de l'Empire et l'héroïsme de la Résistance intérieure mais les souvenirs de la défaite et de Vichy sont difficiles à effacer... Il faut attendre 1953 pour que le 8 mai devienne un jour férié, ce qu'il ne reste que jusqu'en 1965. Avant de le redevenir en 1981. Cette commémoration au statut incertain est d'ailleurs purement et simplement supprimée en 1975 par le président Valéry Giscard d'Estaing tandis que des rapports et des articles s'inquiètent du peu d'engouement que suscite désormais l'ensemble des commémorations et fête nationales.
En quelque sorte, le sentiment prévaut dans les années 70 d'un épuisement mémoriel du modèle national-républicain. La relativisation de la place de la nation, l'Empire français démantelé et l'intégration européenne en marche, semble, aux yeux d'une partie des dirigeants européens, réduire le rituel républicain à l'état de folklore daté.
2/ Remise en cause et subversion
La polémique que déclenche en 1975 la décision de Valéry Giscard d'Estaing de supprimer la commémoration du 8 mai 1945 constitue un moment charnière. Son ampleur semble surprendre le président de la République. Pour justifier sa décision celui-ci se fonde sur le constat de la désaffection qui entoure, selon lui, cette commémoration. "J'ai [...] supprimé la commémoration officielle d'une fête qui n'avait plus de commémoration publique". Propos recueillis par RTL, Le Monde, 22 mai 1975. Au-delà de cet argument "technique" et c'est ce qui est essentiellement retenu en 1975, Giscard d'Estaing explique, dans une lettre aux dirigeants européens, qu'il entend ainsi marquer la "certitude" que la construction européenne clôt le temps des "guerres fratricides". Il poursuit :
Chacun de nous conservera les souvenirs qui sont les siens et honorera ceux auxquels l'hommage est dû. Mais il est temps d'ouvrir la voie de l'avenir et de tourner ensemble nos pensées vers ce qui nous rapproche et ce qui peut nous unir.Le Monde, 10 mai 1975.
Le tollé provoqué par cette décision est général. Elle intervient au moment même où, comme l'analyse Henry Rousso, "le miroir se brise"Cf. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil 1987. et où se développe une relecture critique de la période de l'occupation. Dans ce contexte, le geste de Giscard apparaît comme une opération visant à liquider le passé, un solde de tout compte. Pour les adversaires politiques de Valéry Giscard d'Estaing de gauche comme de droite -- notamment les gaullistes --, la suppression de la commémoration s'inscrit dans une logique politique d'ensemble -- celle qui conduirait à l'ablation de la mémoire nationale en vue de faciliter une intégration dans une Europe fédérale, libérale et atlantiste.
Au-delà de son aspect presque anecdotique, la polémique autour de la suppression de la commémoration du 8 mai témoigne de deux phénomènes distincts.
D'une part, l'attachement d'une partie de la classe politique française à la conception traditionnelle de l'histoire et à son rôle intégrateur et symétriquement, le refus d'une Europe qui en ferait table rase, soit une mouvance qui va se reconnaître trente ans plus tard dans les variantes du souverainisme.
D'autre part, elle témoigne d'une erreur d'analyse. Certes, dans la France de l'après mai 1968 le mythe national avec ses amnésies et ses indulgences est de plus en plus malmené mais ce n'est en rien le prélude à une table rase mémorielle, tout au contraire. À la fin des années 70, la France est happée par un formidable engouement mémoriel et patrimonial.
II/ L'encombrement mémoriel : un présentisme ?
Les symptômes de l'engouement mémoriel qui affecte la France, comme nombre d'autres pays, à partir de la fin des années 70 sont nombreux.
On peut néanmoins dégager deux grandes tendances complémentaires qui se déploient simultanément : un retour critique sur la mémoire nationale et une multitude d'appropriations locales.
1/ Un retour critique sur le mythe national.
En ce qui concerne la France, le retour sur la période de l'occupation allemande et le régime de Vichy est une date clé. Ses modalités sont bien connues grâce au travail d'Henry Rousso.Op. cit. note précédente. A grands traits à la Libération prévaut la fiction, non pas d'une France unanimement résistante, mais d'une France partageant "l'esprit de résistance". Vichy devient un non-lieu de mémoire tant et si bien que les plaques commémoratives des martyrs de la résistance gomment systématiquement la participation des Français collaborationnistes -- la milice -- aux exécutions. Au reste, "l'État français" est considéré, le plus généralement, comme un Etat à la remorque des nazis qui auraient imposé la collaboration alors qu'en réalité celle-ci est une initiative française. Ce refoulement, pour reprendre l'une des catégories utilisées par Henry Rousso, cède néanmoins au début des années 70 quand les travaux des historiens sur cet aspect de la période reçoivent une audience et que le cinéma, d'abord documentaire puis de fiction, s'empare des "années noires". On passe alors rapidement du silence à l'envahissement, quitte au passage à transformer la légende dorée en légende noire. Surtout, et pour la première fois, la responsabilité de la France dans le génocide des Juifs est envisagée.
Ainsi, en un peu plus de vingt ans, la scène change radicalement. Alors qu'au début des années 70 l'évocation d'une collaboration volontaire et idéologique avec l'occupant nazi vaut au film Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls et André Harris, qui raconte à partir de témoignages, la vie quotidienne sous l'occupation à Clermont-Ferrand, d'être interdit de télévision ; en 1992, l'Etat institue une journée de commémoration de la rafle du Vel' d'hiv' Le vélodrome d'hiver de Paris. au cours de laquelle des milliers de Juifs résidant à Paris avaient été livrés aux Allemands par les autorités françaises puis déportés par ceux-ci. Si, dans un premier temps, la responsabilité de la France n'est pas engagée -- dans la continuité de la fiction gaullienne soutenant que Vichy n'était qu'un "gouvernement de fait" sans aucune légitimité -- elle est solennellement reconnue par le président Chirac en 1995.
Sans entrer dans les détails, le retour sur les années noires condense un certain nombre de caractéristiques.
Le geste mémoriel de l'État intervient suite à l'initiative de groupes mémoriels qui parlent et demandent justice au nom des victimes, en l'occurrence l'Association des filles et fils de déportés juifs de France conduite par Serge Klarsfeld. La question devient immédiatement une affaire publique. Elle est largement médiatisée. Demande est alors faite aux historiens de prendre en charge cette question, tant de la part des porteurs de mémoire, même si ceux-ci craignent qu'on ne continue de cacher certaines choses -- l'accès aux archives est toujours une question névralgique --, que de la part de l'État qui, bon an mal an, essaie de trouver une solution (loi de 1979 sur les archives donnant accès aux dossiers après 30 ans, création en 1978 d'un laboratoire du CNRS destiné à travailler sur cette période : l'Institut d'histoire du temps présent).
On aboutit finalement à une exploration minutieuse de la période par les historiens et à la constitution d'une nouvelle mémoire qui remet en cause la précédente dont l'État prend acte en l'intégrant au dispositif commémoratif national.
Un schéma analogue se retrouve quelques années plus tard dans la façon dont, progressivement, le gouvernement français est obligé de reconnaître qu'il y a bien eu une "guerre" en Algérie et non des "événements", La loi no 99-882 du 18 octobre 1999, relative à la substitution de l'expression "aux opérations effectuées en Afrique du Nord", par l'expression "à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc". Elle répond au souci de verser une pension de guerre aux anciens combattants. Elle n'en prend pas moins le sens d'une reconnaissance. selon la terminologie officielle employée jusque-là. Comme pour Vichy, il doit laisser les historiens accéder à toutes les archives concernant la période, y compris sur des sujets aussi sensibles que la pratique de la torture et plus généralement les violences commises par l'armée française. Finalement, l'État choisit pour commémorer la guerre d'Algérie une date qui ne correspond à rien -- le 5 décembre Date de l'inauguration d'un monument commémoratif quai Branly à Paris. -- tâchant ainsi de ménager à la fois les anciens combattants (le plus souvent des appelés du contingent), les rapatriés (les "pieds noirs"), les harkis (militaires issus de la population indigène contraints de quitter l'Algérie à l'indépendance) -- et les combattants algériens indépendantistes.
Ces deux exemples montrent que désormais l'État se trouve singulièrement démuni en matière de politique de la mémoire et que, s'il évite, autant que faire ce peut, de trancher les querelles mémorielles, il est, en définitive, obligé de prendre position (reconnaissance du génocide arménien Loi no 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915., reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité Loi no 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité.). En outre, contrairement à la situation qui prévalait jusque dans les années 1970, l'État n'est plus la seule instance recours puisque désormais l'Europe en est une autre et que les contentieux mémoriels peuvent être portés devant les instances européennes. Mieux encore, les nouveaux conflits mémoriels, à l'heure de la globalisation, participent de courants mondiaux qu'il s'agisse, par exemple, de l'exigence de prise en compte du rôle des États collaborationnistes dans la Shoah ou de la qualification de l'esclavage et de la traite comme crime contre l'humanité. Ainsi, l'éventail de la commémoration étatique s'enrichit d'un type nouveau de commémorations auquel les commémorations de deux conflits mondiaux avaient ouvert la voie : celles qui inscrivent au calendrier de la mémoire nationale des "événements négatifs" -- ces fameuses pages noires que l'on s'efforçait précédemment de gommer. Cette caractéristique, au demeurant, n'est pas propre à la France. Sans parler de l'Allemagne, le cinq centième anniversaire de la découverte de l'Amérique entraîne la reconnaissance solennelle par les Espagnols du génocide perpétré contre les Amérindiens et la reconnaissance du génocide arménien est l'une des attentes à l'égard de la Turquie.
En d'autres termes, l'Etat démocratique contemporain se doit d'intégrer ses crimes à sa mémoire -- c'est l'une des conditions pour qu'il soit reconnu pleinement comme tel -- et ses initiatives sont jugés à l'aune d'un marché mondial de la mémoire en voie rapide de constitution.
Fragilisée par l'affirmation d'échelles englobantes, que ce soit l'Europe ou la mondialisation, la mémoire nationale est aussi travaillée par l'affirmation d'échelles traditionnellement pensées comme intégrées et secondaires.
2) L'émergence d'autres acteurs
Alors qu'au XIXe et pendant la plus grande part du XXe siècle l'État possède une sorte de monopole sur les politiques mémorielles, depuis les années 1980, les émetteurs se multiplient. Il s'agit non seulement des porteurs de mémoire que je viens d'évoquer mais aussi des collectivités territoriales. Un exemple suffira pour envisager cette autre dimension.
En 1989, a été célébré le Bicentenaire de la Révolution française, soit un rendez-vous classique avec l'histoire nationale qui participe d'une longue chaîne commémorative. En dépit de la cohabitation entre une majorité parlementaire de droite et un président de gauche de 1986 à 1988, l'investissement de l'État a été important. Une mission chargée d'animer la commémoration et d'impulser des projets est crée dès 1986 et l'année du bicentenaire est ponctuée de grands rendez-vous nationaux. La vivacité des polémiques qui saturent alors la scène nationale pourrait laisser croire que la France se complait à revivre les conflits qui l'ont marquée. Pourtant, ce n'est pas cet aspect qui, à l'analyse, est le plus intéressant mais la façon dont la proposition de commémorer est reprise par l'ensemble des collectivités locales de la commune à la région pour célébrer, bien moins que la Révolution elle-même, ce que l'on pourrait appeler les vertus du lieu.
En effet, alors que la scène nationale du Bicentenaire est saturée par les polémiques politiques et historiographiques et que l'attitude la plus commune des médias est l'ironie, on assiste localement à des mobilisations aussi impressionnantes par le nombre d'individus concernés que par leur quasi-généralité. Effectivement, certaines collectivités territoriales demeurent récalcitrantes face à cette commémoration, notamment les Pays de Loire, la Vendée ou Lyon où le souvenir de la guerre civile est réactivé. Mais la ligne de partage gauche/droite est moins nette que ne le laissaient pressentir les débats des années de préparation et, comme les investissements financiers en témoignent, c'est autant le degré d'élaboration d'une politique culturelle propre que les orientations politiques de la majorité de l'assemblée territoriale qui détermine le niveau d'engagement dans la commémoration.
L'instrumentalisation locale du Bicentenaire pour affirmer et construire l'identité spécifique de territoires, que la tradition politique française n'a cessé de réduire à de simples niveaux de compétence technique qui ne prennent sens que par leur emboîtement, est sans doute l'un des principaux ressorts de l'écho de cette commémoration. Une telle perspective permet d'ailleurs d'éclairer aussi bien le geste des collectivités qui se sont engagées avec ferveur dans la commémoration que celui de celles qui l'ont refusée. "L'éléphant de la mémoire" (reproduction de celui qui abrite Gavroche dans le roman de Victor Hugo Les Misérables) dont se dote la région Nord-Pas-de-Calais, produit d'une technologie de pointe, qui sert de pôle à ses expositions itinérantes sur la Révolution, et les "cinéscénies" du Puy du Fou de Philippe de VilliersCf. Jean-Clément Martin et Charles Suaud, Le Puy du Fou. L'histoire mise en scène, Paris, L'Harmattan, 1996. participent du même souci de marier "la mémoire et l'allant" (selon la formule de Pierre Mauroy Pierre Mauroy, ancien premier ministre socialiste, Allocution lors de l'inauguration de l'"Eléphant de la mémoire", Lille, 16 juin 1989.) et de montrer la capacité d'innovation de ces régions. De ce point de vue, le Bicentenaire ne tranche pas avec les autres commémorations qui donnent lieu à des prises en charge locales : l'engagement des collectivités territoriales repose sur la conviction unanime que la capacité à relever les défis du futur est proportionnelle à l'ancrage dans l'histoire, à l'existence de traditions particulières qu'il faut donc redécouvrir et, au besoin, inventer. Dans son mode propre, la ruée commémorative, que signent et orchestrent des politiques culturelles locales de plus en plus ambitieuses, manifeste le mouvement de fragmentation qui accompagne l'émergence de l'Europe et la mondialisation.
Cette instrumentalisation de la commémoration du Bicentenaire n'est pas le propre des grandes collectivités locales et de leurs experts en communication. Au village aussi le Bicentenaire s'inscrit au c¦ur de stratégies identitaires. C'est particulièrement net lors des cérémonies de plantation des "arbres pour la liberté" qui touchent plus des deux tiers des communes françaises et sont l'occasion d'exalter les racines, les vertus du lieu, et d'affirmer l'existence et la pérennité de la collectivité. C'est ce qu'il ressort du succès du geste, comme des discours qui l'accompagnent ou de l'association, lors des plantations, des enfants et des "anciens" de la commune. De même, les multiples spectacles locaux qui mobilisent les habitants pendant des mois répondent au désir de se connaître, de "faire quelque chose ensemble", de promouvoir une nouvelle sociabilité. Ils sont souvent portés par des rurbains -- néo-ruraux -- et participent des stratégies d'enracinement de ces derniers.Cf. Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française. Pratiques sociales d'une commémoration, Paris, CNRS Editions, 2000.
Le temps présent : un nouveau régime d'historicité ?
A comparer les deux configurations, on ne peut que prendre la mesure du changement radical intervenu au cours des trente dernières années.
La première caractéristique à retenir est, sans doute, la mutation de la finalité des conflits de mémoire. Jusque dans les années 1980, l'enjeu de ces conflits est d'abord de déterminer qui des familles politiques en présence est la meilleure héritière du "génie" national et donc la plus apte à la conduire de l'avant. Si ce mode d'instrumentalisation de l'histoire ne disparaît pas totalement, il s'estompe singulièrement et laisse place à des jeux visant à la construction d'identités fondées soit sur une base géographique, soit sur une origine commune ou pensée comme telle.
Alors que le principe de sélection et d'organisation du passé venait d'une vision claire du futur -- la pérennité et le développement de l'État-nation -- le temps -- ou du moins sa perception, semble désormais "désorienté". François Hartog, "Temps et histoire 'Comment écrire l'histoire de France ?'", Annales Histoire, Sciences Sociales, no. 6, 1995, pp. 1219-1236. Le présent est comme "dilaté", il devient "la catégorie de notre intelligence" écrit Pierre Nora. Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoires, Paris, Gallimard, 7 tomes, 1984-1992. Le récit national qui participe de ce que cet historien appelle les "idéologies-mémoire" et qui liait étroitement passé, présent et futur -- le régime d'historicité moderne -- est remis en cause par les mutations contemporaines et se désintègre à la fois sous l'effet d'une fragilisation de l'échelle nationale par l'affirmation d'échelles supra-nationales -- l'Europe, la mondialisation -- et par celles d'échelles infra-nationales -- régions ou de groupes. C'est ce nouveau régime d'historicité et de spatialité dans lequel le futur escompté n'est plus un instrument de lecture de l'expérience historique que François Hartog propose de dénommer "présentisme". François Hartog, Régimes d'historicité, Présentisme et expériences de l'histoire, Paris, Seuil, 2003.
De plus, si l'État peut encore se prévaloir d'une politique de la mémoire, sa position vis-à-vis d'autres émetteurs, qu'il s'agisse de groupes -- les porteurs de mémoire -- ou bien d'autres instances, s'est singulièrement compliquée. De même, au demeurant, que celle des historiens de métier. Ainsi, le retour sur Vichy, et singulièrement sur la responsabilité de Vichy dans le génocide, n'est pas seulement une affaire nationale. Elle s'inscrit dans un contexte mondial de prise en compte effective du génocide et entre en résonance avec d'autres gestes de mémoire, qu'il s'agisse de ceux de l'Europe, de l'ONU ou bien encore de ceux de l'Église catholique. Plus que jamais en quelque sorte la mémoire démocratique est une mémoire négociée et désormais cette négociation n'est plus circonscrite au territoire national.