Susan George
Le Monde Diplomatique
Le Monde Diplomatique
2001-11-06
Contre-attaque des "anti-anti-mondialisation"
Une question lancinante se pose désormais aux entreprises transnationales, aux autorités nationales et aux institutions européennes et internationales devenues les cibles de ceux que les médias appellent les "anti-mondialisation", étiquette d'ailleurs unanimement rejetée par les intéressés : comment discréditer, affaiblir, manipuler et, si possible, anéantir le mouvement citoyen international qui, de Seattle à Québec, de Prague à Gênes, ne cesse de perturber les grand-messes des maîtres de l'univers? Ceux-ci ne peuvent plus être tranquilles pour décider, seuls, des destinées du genre humain. Au point qu'ils ont été conduits à annuler purement et simplement une importante rencontre de la Banque mondiale prévue à Barcelone en juin 2001.
Dans l'arsenal de la contre-attaque, les ripostes policières et la répression directe sont les mieux connues. En avril dernier, le printemps québecois sentait davantage les gaz lacrymogènes que le parfum des fleurs : la comptabilité officielle énumère précisément 4 709 cartouches lancées par les forces de l'ordre contre les manifestants anti-ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques) Lire Le Monde diplomatique, avril 2001, quantité jugée "abusive" par une commission nommée par le gouvernement québecois lui-mêmeToronto Star, 3 mai 2001, citant des sources officielles . De nombreux manifestants souffrent encore de troubles divers, longtemps après avoir inhalé des gaz dont il serait indispensable de connaître la composition chimique, ainsi que celle des agents de propulsion, pour administrer un traitement. Mais, malgré la demande de certains députés, ces compositions n'ont pas été révélées. La police décline toute responsabilité car, comme le déclare un porte-parole : "Nos tests visent uniquement à mesurer l'efficacité des gaz sur les individus." Propos cités par Cathy Walker, directeur national pour la santé et la sécurité du Syndicat des travailleurs canadiens de l'automobile, Now Magazine, Toronto, 17-23 mai 2001
A Göteborg, lors des actions organisées à l'occasion du sommet des quinze chefs d'Etat ou de gouvernement de l'Union européenne (UE) à la mi-juin, la police suédoise n'a pas hésité à tirer à balles réelles sur des manifestants. Le 22 juin, à Barcelone, où des forums et des manifestations avaient été maintenus pour célébrer la piteuse défection de la Banque mondiale, des inspecteurs en civil infiltrés en queue de cortège ont procédé à diverses déprédations et attaqué des agents en uniforme pour provoquer une réaction policière violente sur des manifestants pacifiques et des journalistes.
Comme la répression physique ne semble guère décourager les protestataires, le harcèlement juridique est appelé à la rescousse. Un dirigeant de la Ruckus SocietyCf. à venir-à venir, L'Expansion, Paris, juin 2001, connue pour son enseignement des techniques de la non-violence lors des rassemblements comme celui de Seattle, a été arrêté dans la rue à Philadelphie (Etats-Unis), au lendemain des manifestations contre la convention du Parti républicain. Interrogé pendant six heures par un agent qui admettait volontiers avoir reçu pour instructions de "mettre un maximum de merde sur la liste des charges" Communication personnelle de John Sellers , il se vit notifier treize chefs d'inculpation et, fait sans précédent dans les annales judiciaires des Etats-Unis pour des infractions aussi mineures, exiger une caution d'un million de dollars...!
Arrestations abusives, mesures d'intimidation et mauvais traitements infligés aux détenus, fermetures "préventives'' des lieux de réunion sont monnaie courante chaque fois que les opposants à la mondialisation libérale se retrouvent. Pour s'en convaincre, il suffit de visiter les différents sites des Indymedia, ces centres de médias indépendants et décentralisés www.france.indymedia.org; www.indymedia.org. qui inquiètent tant Washington. Le jour même où, à Québec, avait lieu la grande manifestation anti-ZLEA, des agents du FBI et des services secrets américains se présentèrent au siège de l'Indymedia de Seattle, munis d'une commission rogatoire ordonnant que leur soient communiqués les noms et adresses électroniques de tous ceux qui avaient été en relation avec le site au cours des dernières 48 heures, soit plusieurs milliers de personnes. Cette démarche constitue de toute évidence une violation flagrante des droits garantis par la Constitution des Etats-Unis Communiqué du Seattle Independent Media Center, 27 avril 2001.
En Europe également, les gouvernements ne se gênent nullement pour prendre des libertés avec les textes, en fonction des besoins. Ainsi, en décembre 2000, pour tenter de diminuer l'ampleur des manifestations contre les politiques libérales de l'Union européenne, lors du Conseil européen de Nice, clôturant la conférence intergouvernementale qui a donné naissance à un nouveau traité, 1 500 citoyens italiens furent retenus à la frontière alors qu'ils disposaient de titres de transport et de papiers en règle. Quelques semaines plus tard, en janvier 2001, mais cette fois hors espace Schengen, les autorités suisses n'eurent pas davantage d'états d'âme : voulant à tout prix garantir la sérénité des travaux du Forum économique mondial, elles firent bloquer toutes les voies d'accès à Davos, transformant la région en véritable forteresse militarisée et en camp retranché. Si l'un des attributs de l'Etat est bien son monopole de la violence légitime, faut-il désormais y adjoindre celui de la violence illégitime ?
La contre-attaque idéologique est, elle aussi, en plein essor. Comment retrouver ses marques après un fiasco comme celui de Seattle ? Première technique : déclarer son adversaire "ennemi des pauvres". C'est la méthode employée aussi bien à Londres, par le quotidien Financial Times et l'hebdomadaire The Economist, qu'à Genève par le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), M. Mike Moore (" ces manifestants me donnent envie de vomir"). Outre-Atlantique, Paul Krugman, économiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et chouchou des médias, n'est pas en reste. Pour lui, le "mouvement anti-mondialisation a déjà à son actif un remarquable palmarès de dommages portés précisement aux personnes et aux causes qu'il prétend défendre", car les manifestants de Québec, " quelles qu'aient pu être leurs intentions, ont fait de leur mieux pour rendre les pauvres encore plus pauvres." Paul Krugman, "Why sentimental anti-globalizers have it wrong", International Herald Tribune, 23 avril 2001
Dès sa première livraison post-Seattle, The Economist avançait un deuxième argument. Confronté au succès que venaient de remporter les organisations non gouvernementales (ONG), il laissait entendre que celles-ci "représentent un dangereux déplacement du pouvoir vers des groupes non élus qui ne rendent de comptes à personne". Ce prétendu manque de légitimité des opposants est d'ailleurs un leitmotiv des milieux d'affaires depuis la publication, en septembre 1998, de la Geneva Business Declaration issue d'une rencontre co-organisée par le président de l'époque de la Chambre de commerce internationale, M. Helmut Maucher ( par ailleurs PDG de Nestlé et président de la Table ronde des industriels européens), et le secrétaire général des Nations unies. Cette déclaration sommait les "groupes de pression activistes" de s'interroger d'abord sur leur propre légitimité, faute de quoi il faudrait les assujettir à "des règles fixant leurs droits et leurs responsabilités. Le monde des affaires a l'habitude de travailler avec les syndicats, les organisations de consommateurs et d'autres groupes qui sont responsables, crédibles, transparents, rendent des comptes et, de ce fait, ont droit au respect. Ce que nous mettons en cause, c'est la prolifération de groupes activistes qui n'acceptent aucun de ces critères d'auto-discipline."
Troisième tactique : affirmer à satiété que les opposants racontent n'importe quoi. Les idées et opinions véhiculées par leurs organisations constituant, selon les différents auteurs, autant d'exemples de "désinformation", pour ne pas parler de "mensonges flagrants" et de "non-sens"; elles sont " opportunistes" ou "alarmistes". Pour Thomas Friedman du New York Times, ceux qui professent des telles insanités sont "méprisables" et "méritent une paire de claques". Le Financial Times, vaguement menaçant, estime, pour sa part, que si l'on veut stopper les avancées de ces adversaires mal intentionnés de la mondialisation, "il est temps de tracer une ligne jaune à ne plus franchir".The New York Times, 19 avril 2000 Mais que faire si l'"auto-discipline" fait toujours défaut, si les "lignes jaunes" sont allègrement franchies et si les opposants continuent à "débiter leurs sornettes"? Certains y réfléchissent.
C'est ainsi que, en mars 2000, l'Institut Cordell Hull de WashingtonFinancial Times, 19 avril 2001, qui a pour mission de promouvoir la liberté du commerce, a tenu un séminaire intitulé "Après Seattle : redonner une impulsion à l'OMC". Sur une cinquantaine de participants - hauts fonctionnaires, ministres et anciens ministres, conseillers de grandes firmes, ambassadeurs - seuls deux venaient du monde des ONG. L'un d'eux, scandalisé, en a fait le récit de sur Internet Le Cordell Hull Institute est l'un des partenaires américains de l'Institut français de relations internationales (Ifri). La rencontre avait en effet moins pour objet l'OMC que les moyens à employer pour neutraliser ses opposants. L'ancien ministre du commerce de Mme Thatcher, Lord Parkinson, lança les festivités en proclamant qu'il ne fallait désormais plus jamais tenir de réunion sur le sol américain, où il est bien trop facile d'organiser la contestation. L'ancien secrétaire à l'agriculture des Etats-Unis, M.Clayton Yeutter, abonda dans son sens : il fallait désigner un lieu où "la sécurité et l'ordre puissent être assurés" et l'annoncer le plus tard possible, de manière à "déstabiliser les contestaires".
La préférence du ministre des affaires étrangères du Brésil allait à la tenue de la prochaine réunion sinon "au milieu du désert" - c'est pratiquement ce qui va se passer en novembre prochain pour la conférence de l'OMC dans l'émirat de Qatar - ou sur "un navire de croisière" (cela avait été d'ailleurs envisagé pour le sommet du G8 de Gênes). Sous les applaudissements des présents, il défendit ensuite passionnément le travail des enfants qui, dans son pays, gagnent quelques réaux pour aider leurs familles en transportant des sacs de charbon du dépôt jusqu'à l'aciérie voisine? Un haut fonctionnaire américain suggéra de "donner aux ONG d'autres bacs à sable où elles pourront faire joujou", par exemple en les encourageant à porter leurs préoccupations sur l'Organisation internationale du travail (OIT), laquelle n'a aucun pouvoir. Un autre, soucieux de "délégitimer les ONG", proposa de convaincre les fondations qui les financent de fermer le robinet et les contraindre ainsi à mettre un terme à leurs activités .
Quelle qu'en soient les véritables raisons, les plus importantes fondations américaines changent effectivement leur fusil d'épaule. D'après des sources sûres - qui demandent à ne pas être citées -, les think tanks ("boîtes à penser") et les organisations opposées à la mondialisation libérale se font actuellement couper les vivres. Fait inhabituel, les présidents des grandes fondations suivent personnellement les attributions de fonds de leurs responsables de programmes si ceux-ci ont financé dans le passé des groupes appartenant à la "constellation Seattle". Les fondations Ford et Rockefeller privilégient désormais des think tanks comme l'Economic Strategy Institute, présidé par un ancien conseiller de M. Ronald Reagan et dont la liste des donateurs ressemble à un Who's Who des firmes transnationales américaines Bruce Silverglade, Center for Science in the Public Interest, "How the International Trade Establishment Plans to Defeat Attempts to Reform the WTO", message électronique du 5 avril 2000.
Une autre arme puissante dont ces entreprises peuvent se doter est la surveillance électronique. La société eWatch Voir www.econstrat.org, notamment les annonces concernant les financements des fondations Rockefeller et Ford d'études sur le commerce international illustre l'admirable capacité du capitalisme à faire des profits de tout, y compris des activités des opposants à sa propre domination. Cette filiale d'une firme de relations publiques propose à ses clients de surveiller tout ce que l'on dit sur eux sur la Toile, y compris sur 15 000 listes de discussion et 40 000 listes spécialisées (newsgroups). Pour des forfaits allant de 3 600 à 16 200 dollars par an, leur est-il promis, "vous pouvez garder un oeil sur la concurrence, les agences de régulation du gouvernement, les activistes et opposants, et tous ceux qui peuvent avoir un impact sur vos affaires". A ces prix-là, c'est donné !
Tout cela, dira-t-on, est de bonne guerre. Cela, cela prouve même, selon certains, que les adversaires de la mondialisation libérale ont un impact réel. Sinon les "maîtres du monde" ne s'en occuperaient pas autant. Soit. Mais ce serait aussi minimiser l'importance de cette bataille pour le capital international. Sa haine de la démocratie n'a jamais été aussi clairement affichée. Il lui faut, par tous les moyens, consolider la légitimité de sa domination, avant que celle-ci soit davantage ébranlée. Les élections de MM. George W. Bush et Silvio Berlusconi sont, à cet égard, pain bénit. Les mouvements sociaux doivent prendre conscience qu'ils avancent désormais sur un terrain miné?
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